Présents lors du festival de luth à Bruxelles, Saïd Chraibi, Naseer Shamma et Marcel Khalifé ont livré une prestation remarquable, digne des maîtres qu'ils sont.
Abritant le festival de luth, Bruxelles vibre désormais au rythme des cordes de cet instrument mythique dont les notes chantent une humanité oubliée, presque jetée aux oubliettes, sacrifiée sur l'autel de la " libre circulation des marchandises et des capitaux ". Cherchant l'art dans la vie et la vie dans l'art, chaque note se liait à celle qui la précédait et anticipait celle à venir, dans une mysticité légendaire du temps où la foi ne portait point les armes.
La musique, transmise par des passeurs de savoir, aide à construire des ponts, à établir des liens entre plusieurs rives, plusieurs civilisations, afin de converger vers une culture universelle, symbole de l'unité dans la diversité. Prononcé avec véhémence et éloquence, ce discours musical soulignait ce qu'il y avait de plus intangible chez l'être humain : la créativité spontanée.
Diplomates d'une autre trempe, nos musiciens livrent un message d'une importance cruciale, au moment même où la République française vit une série d'émeutes marquées par une violence rare. Au-delà des tenants et aboutissants de ces troubles, ils ont mis en exergue cette phrase de Malraux, toujours aussi véridique : " l'objectif de l'art est d'ouvrir les yeux du peuple à la beauté comme aux liens entre l'art et la liberté. " La musique adoucit les mœurs, représente un rempart contre la haine, la violence et le racisme, rejette la xénophobie et stigmatise l'enfermement, le communautarisme.
Les morceaux se suivent, toujours chaleureusement applaudis par un public ouvert d'esprit -une humanité sur laquelle on pourrait éternellement parier, tellement elle serait incapable de fabriquer une bombe. En ces temps d'amalgames et d'incompréhensions, de peurs et de malentendus, la musique vient éclairer la voix de l'entente et du vivre ensemble harmonieux. Elle vient concilier des pôles et des forces aux tendances différentes, presque contradictoires : la profondeur et la vitesse, la spiritualité et les impératifs de la vie, la contemplation et l'action. On sent qu'il y a quelque chose. Quelque chose que l'on n'a pas invité et qui survient ; quelque chose qui ne se reproduira pas, même si on la répète, et qui n'apparaît que pour révéler une autre réalité inattendue et surprenante, dévoiler une frontière incertaine où la vie se conjugue au mystère du temps qui s'écoule, afin de rompre son protocole. Les notes se jouent (de nos esprits !), l'atmosphère est paisible, le temps suspendu et le silence audible : le culte et l'amour du beau deviennent une éthique, un code de conduite, une médiation agissante...
Naseer Shamma, voix d'un peuple meurtri, injustement occupé et spolié de ses terres et de ses richesses, offrait à un public émerveillé certains de ses meilleurs morceaux. Alors que Bagdad subit les humiliations de l'occupation, son enfant éternel essuie ses larmes, la cajole et l'aime par le biais de son luth. L'artiste se distinguera également grâce à un morceau dédié à un Garcia Lorca qui écrivait, dans sa Casida de la rose : " la rose ne cherchait ni science ni ombre ; Confins de chair et de songe, elle cherchait autre chose. "
Puis c'est le tour de Marcel Khalifé, artiste carrefour, à la croisée des chemins. Cet infatigable combattant de la liberté promène sa voix pour chanter la paix, exhorter les gens à refuser la misère, la tyrannie et son corollaire, l'injustice. Á l'instar des grands compositeurs et artistes, Marcel n'a pas vu l'âge avoir prise sur sa ferveur militante.
Point commun de marque entre les trois artistes : le concert commence toujours par une phase où ils caressent leurs instruments ; peut-être ils les provoquent, pour se réconcilier après. Après, quand la fusion et l'amalgame auront eu lieu, l'artiste et l'instrument devenant maîtres l'un de l'autre, pour ne briser ce lien qu'à la fin : ayant atteint un sommet de l'aveu, du désir ressenti, exprimé et partagé, ils ont besoin, afin de se retrouver, d'un refuge dans la solitude, pour que, séparément, ils puissent recouvrer l'autonomie, la souveraineté.
Naseer allait clore son concert par un morceau sublime, intitulé 'Enfance', qui est le témoignage musical d'un crime : la mort de milliers d'enfants irakiens, tout au long des quinze dernières années. Hymne à une enfance déchirée, ce morceau est une diatribe contre tous les responsables du drame actuel : les Etats-Unis, l'ancien régime irakien, l'ONU, le Conseil d' (in)sécurité… Diatribe, mais surtout message d'espoir, derrière un sourire serein, 'pour que l'écho de notre musique dépasse celui des bombes'. Certes, Naseer. Certes…
*: Saïd, prénom de l'artiste Saïd Chraibi, signifie 'heureux' en arabe. Le titre étant un jeu de mots, utilisant le prénom de l'artiste pour faire référence à une joie ressentie.
Par Jaafar AMARI